CHAPITRE VIII

La lumière argentine de Larme effaçait les étoiles. Les boukramas ne s’étaient pas arrêtés à la tombée de la nuit. Étirés en file, ils avaient fendu les ténèbres sans prendre un instant de repos. Couchés sur le garrot de leur monture pour échapper aux morsures de la bise nocturne, bercés par le trot lancinant, les enfants avaient failli tomber à de nombreuses reprises, mais ils avaient eu le réflexe de s’agripper à la crinière pour éviter la chute. Frigorifiés, affamés, les fesses et les cuisses en sang, ils avaient souffert mille morts pour rester sur l’échine des grands camélidés. Cette interminable cavalcade les avait transportés dans un état où s’estompait la frontière entre réalité et cauchemar. Elle avait eu le mérite de les obliger à se concentrer sur le moment présent, à surmonter le sentiment de solitude qui s’était glissé dans le silence des nuits précédentes. Le froid qui leur avait griffé la peau leur avait permis d’oublier la glace qui leur enserrait le cœur lorsqu’ils ressassaient les souvenirs des jours heureux à Canis Major.

À l’aube cependant, Petite-Ourse ne cherchait plus à contenir ses larmes. Elle avait l’impression que des aiguilles chauffées à blanc lui transperçaient le bassin, la poitrine et les membres. Le fourreau de l’épée, qu’elle avait glissé sous sa robe, lui meurtrissait les côtes. Intérieurement, elle suppliait Cassiopée de mettre un terme au calvaire de cette chevauchée.

Les rayons gris de Larme révélaient un massif montagneux qui se dressait dans le lointain comme une barrière infranchissable. Crispé comme les autres sur sa monture, Serpent n’avait pas pu s’isoler pour contempler le ciel tant il lui était difficile de se concentrer à la fois sur la position des constellations et sur son équilibre, rendu précaire par le train rapide et l’allure chaotique des boukramas.

À force de contorsions toutefois, il était parvenu à localiser l’astre du voyageur, presque entièrement dissimulé par l’étoile morte, mais il n’avait pas eu le temps d’affiner son observation. Les nuages de sable, soulevés par un vent violent, l’avaient contraint à fermer les yeux. Lorsqu’il avait pu enfin les rouvrir, il n’avait pas réussi à trouver d’explication cohérente au foisonnement scintillant de la voûte céleste. Ainsi se trouvait confirmé un verset du Livre affirmant que le ciel ne se donne qu’une fois par nuit à qui veut le lire. Il avait donc renoncé à essayer de déchiffrer le firmament et s’était allongé sur l’encolure pour lutter contre le froid. Il avait cru entendre, dans les sifflements du vent et le martèlement des sabots, la voix chevrotante du vieux Drago qui lui ordonnait de partir à la recherche de l’homme de retour chez lui après un long exil. En lui s’était ancrée la certitude que l’humanité ne se relèverait pas si les quatre survivants de Canis Major échouaient dans leur entreprise, et cette pensée s’était associée au balancement de sa monture pour le maintenir dans un état fébrile, nauséeux, jusqu’au lever de Larme.

La plaine céleste se couvrit d’un voile rose annonciateur de l’avènement de Flamme. Les boukramas s’immobilisèrent enfin au beau milieu d’une étendue plane où la sécheresse avait rétracté la terre et creusé des sillons aussi profonds que des gouffres. La horde se disposa autour des quatre mâles porteurs et des femelles allaitantes qui se reculèrent en écartant les membres postérieurs afin de dégager leurs mamelles. Les enfants descendirent de leurs montures avec mille précautions pour éviter les frottements sur leurs chairs à vif. Leurs jambes flageolantes les portèrent d’abord avec difficulté puis, après quelques mouvements d’assouplissement, ils purent enfin décontracter leurs muscles tétanisés par le froid et les crampes.

— Faudrait trouver de quoi recueillir le lait, dit Lyre.

Joignant le geste à la parole, elle examina le sol à la recherche d’une pierre creuse. Elle avait changé en quelques jours : la gamine revêche d’Ersel s’était métamorphosée en une petite femme, comme si la responsabilité dont elle s’était investie après la mort de Cygne l’avait brusquement mûrie. Les bouffées de chaleur qui l’enveloppaient à intervalles réguliers n’avaient aucun rapport avec les rayons brûlants de l’étoile double. Elle sentait dans son corps un frémissement annonciateur d’un grand bouleversement.

— J’en ai une ! cria Petite-Ourse.

La fillette se baissa pour ramasser une pierre à la forme arrondie. Elle n’avait pas encore posé la main sur sa trouvaille qu’une réaction de panique agita les boukramas, qui ruèrent et poussèrent des blatèrements stridents. Les quatre mâles porteurs se relevèrent et s’éloignèrent, comme effrayés par l’imminence d’un danger.

— Qu’est-ce qui se…

— Touche pas à cette pierre ! glapit Taureau.

Petite-Ourse suspendit ses gestes, interloquée. Elle remarqua alors que la pierre bougeait, puis, horrifiée, vit se dessiner progressivement la forme d’un serpent de roche.

— Bouge pas, reprit Taureau à voix basse.

La morsure des serpents de roche, une espèce extrêmement venimeuse, tuait un homme en deux ou trois secondes. Ils avaient la propriété de prendre la forme, la couleur et la consistance des minéraux sur lesquels ils s’enroulaient. Les guides eux-mêmes ne parvenaient pas à les distinguer de leur environnement et disaient d’eux que leurs attaques étaient plus foudroyantes que l’éclair. Leur venin était d’ailleurs la principale cause de mortalité chez les Cælectes.

Glacée d’épouvante, Petite-Ourse discerna la gueule entrouverte de l’ophidien, ses deux crochets recourbés, ses yeux ronds et jaune vif traversés par une ligne verticale. Sa main n’était qu’à dix centimètres de la tête triangulaire. L’épée, glissée sous sa robe, pesait soudain des tonnes et l’entraînait vers le sol. Elle savait qu’elle ne devait pas bouger ni trembler, ni même cligner des paupières, car le reptile lancerait son attaque au premier mouvement. Les boukramas blatéraient, se cabraient, frappaient le sol de leurs sabots comme pour contraindre l’intrus à déguerpir. Mais il ne s’enfuyait pas, il déroulait ses anneaux avec une lenteur exaspérante, guettant le moindre signe d’agressivité ou de panique de Petite-Ourse pour frapper.

La fillette avait de plus en plus de mal à maîtriser sa respiration. Ce face-à-face avec le tueur du désert lui arrachait des gémissements. Incapable de détacher son regard du long corps écailleux, les cils perlés de larmes, elle ne vit pas Taureau s’approcher sur sa gauche et faire un brusque mouvement du bras pour détourner l’attention du reptile. Elle aperçut un éclair gris, poussa un cri strident, eut le réflexe de se reculer d’un pas, s’attendit à ce que les crochets venimeux se referment sur son bras ou son mollet. Mais l’éclair ne fit que l’effleurer. Elle tourna la tête. Taureau, à ses côtés, tentait désespérément de décrocher le serpent enroulé autour de sa jambe.

Les gestes du garçon se ralentirent tout à coup, comme s’il se glaçait de l’intérieur. Il bascula vers l’arrière et s’effondra sans proférer le moindre son. Les crochets restèrent plantés dans sa chair pendant quelques secondes puis, après avoir injecté tout son venin dans le corps de sa victime, le serpent se dépêtra du cadavre avec vivacité et disparut dans une anfractuosité du sable durci par la sécheresse.

Les boukramas cessèrent aussitôt de frapper le sol, de blatérer, et un silence funèbre retomba sur le désert. Figés, Lyre, Serpent et Petite-Ourse contemplèrent avec incrédulité le corps inerte de Taureau. Ils savaient que la morsure du serpent de roche ne pardonnait pas, mais ils refusaient d’admettre que la vie avait déserté leur compagnon, ils fixaient jusqu’au vertige les gouttes d’un sang noir, épais, qui s’écoulaient des deux trous violacés qui marquaient son mollet et la tache bleuâtre qui s’étendait sur une grande partie de la jambe.

De grosses larmes roulaient à présent sur les joues de Petite-Ourse. Taureau lui avait sauvé la vie en dirigeant sur lui l’agressivité du reptile. Il s’était sacrifié pour elle comme Cygne s’était offerte aux cicéphores pour leur permettre de continuer leur périple, comme Drago s’était précipité devant les Oltaïrs pour couvrir leur fuite. La mort rôdait dans leur entourage, exigeant sans cesse son dû. La détresse s’ajoutait à présent à la douleur physique et à la fatigue d’une nuit de veille.

Lyre s’accroupit près de Taureau et, en un geste empreint de tendresse, lui referma les paupières, comme elle avait vu son père le faire à plusieurs reprises sur des hommes, des femmes et des enfants qui, enfermés dans la « réserve » d’Ersel en attendant d’être vendus au Cartel de Déviel, n’avaient pas survécu à leur captivité. Elle refoula à grand-peine une violente envie de vomir, récita à voix basse la prière des morts du Livre – les quelques bribes dont elle se souvenait – puis elle se releva, réprimant une grimace lorsque le tissu de sa robe frotta les plaies de ses fesses et de ses cuisses.

— Nous devons continuer si nous voulons que sa mort ne soit pas inutile, déclara-t-elle d’une voix tremblante. Et nous avons toujours besoin d’une pierre creuse.

Serpent hocha gravement la tête. Tout en surveillant du coin de l’œil l’anfractuosité où avait disparu le reptile, il balaya le sol du regard à la recherche d’un récipient. La mort de Taureau ne lui semblait pas réelle pour l’instant : elle avait sur lui le même effet – la même absence d’effet plutôt – qu’un mirage. La voix, les cris, les rires de son compagnon résonnaient encore à l’intérieur de lui. Il évitait seulement d’attarder son regard sur ce visage détendu qui s’installait peu à peu dans la rigidité, sur ces mèches brunes dans lesquelles jouait la brise, sur cette tunique retroussée jusqu’à mi-cuisse qui recouvrait son corps immobile comme un linceul trop court.

Les femelles allaitantes de la horde se rapprochèrent à reculons – les incessants coups d’œil qu’elles jetaient par-dessus leur bosse montraient qu’elles craignaient à tout moment le retour du tueur rampant – et écartèrent leurs membres postérieurs. Lyre commença à traire après avoir ramassé une pierre qui faisait à peu près l’affaire. Lorsque la partie creuse du récipient fut emplie de lait, elle le tendit à Petite-Ourse mais la fillette refusa de le prendre.

— Bois ! lui ordonna Lyre d’une voix dure.

— J’ai pas faim, rétorqua Petite-Ourse dont le regard larmoyant restait obstinément rivé sur le corps de Taureau.

— Il ne t’a pas sauvé la vie pour que tu le rejoignes dans la mort ! insista Lyre. Personne d’autre que toi ne peut transporter l’épée.

— Je m’en fiche, de l’épée ! Je veux retourner chez moi, à Canis Major.

Elle éclata en sanglots et se laissa tomber sur le sable aux côtés du cadavre de Taureau. Lyre reposa la pierre creuse, s’approcha d’elle, la releva délicatement et la serra contre elle. La fillette résista pendant quelques secondes avant d’accepter l’étreinte. Puis, lorsqu’elle eut imbibé de ses pleurs la robe de Lyre, elle se redressa d’elle-même, saisit la pierre creuse et la vida d’un trait. Le goût du lait, nettement plus âpre que d’habitude, la fit grimacer mais elle eut l’impression d’absorber un concentré d’énergie. Une vigueur nouvelle se diffusa dans ses membres fourbus, qui estompa la fatigue, la douleur et la tristesse.

 

De prés il n’était pas possible de distinguer le sommet de la barrière montagneuse. Flamme n’avait pas encore fait son apparition dans le ciel, tendu pourtant d’un voile écarlate. La température avait grimpé de manière brutale et aucune brise n’agitait l’air brûlant. Le manich lui-même avait cessé de souffler, et le désert privé de ses mirages semblait tout à coup bien vide, bien morne.

Serpent se pencha sur le côté et tenta d’apercevoir une faille, un passage dans la muraille lisse et noire. Le contact avec la peau rêche du boukrama avait ravivé le feu de ses brûlures, mais il avait tenu le coup en se disant qu’ils approchaient de leur but. La horde soulevait une poussière qui lui asséchait la gorge et lui irritait les yeux. Le pan de son turban rabattu sur son visage n’empêchait pas le sable de s’infiltrer dans ses narines et de lui griffer les muqueuses nasales. Devant lui trottaient les boukramas de Lyre et de Petite-Ourse. Cette dernière, aussi légère qu’une plume, donnait l’impression de s’envoler à chacune des foulées de sa monture.

Il revoyait sans cesse le corps de Taureau allongé dans le sable. Cette image l’emplissait d’une nostalgie qui le ramenait des siècles en arrière : ils jouaient tous les deux dans les rues de Canis Major emplies des parfums des fleurs et des dattes bleues, ils couraient dans les effluves de chaleur, ils plongeaient ensemble dans une retenue souterraine, ils dévoraient des pâtisseries au miel… La mort de Taureau le reconnectait avec ses parents, ses frères, ses sœurs, avec des senteurs et des couleurs familières, avec un passé qui semblait enfui depuis des siècles. L’ironie avait voulu que son ami fut tué par un serpent, cet animal si redouté – et si vénéré à la fois – dont il portait le nom.

La horde s’engagea sans ralentir entre les arêtes qui s’échouaient au pied de la barrière rocheuse. Ils progressaient à une telle vitesse que Serpent, craignant de se fracasser contre la muraille, s’adossa instinctivement à la bosse de sa monture. Le martèlement de leurs sabots sur le sol dur se transforma en un grondement d’orage.

Alors qu’ils venaient de contourner un premier groupe de rochers dressés comme des récifs au milieu d’un océan pétrifié, Serpent aperçut la bouche noire d’un goulet dont l’ouverture, d’une largeur de trente ou quarante mètres, incisait le rempart sur toute sa hauteur. Il se demanda si c’était l’entrée du labyrinthe des pensées. Il repoussa cette idée, estimant que les boukramas sauvages n’avaient pas pu deviner les pensées de Drago. Ils emmenaient sans doute leurs petits passagers humains dans leur repaire, dans l’endroit secret où ils se reposaient après leurs interminables promenades dans le désert. Le ciel lui en apprendrait peut-être davantage à la tombée de la nuit. Ils comblèrent en deux minutes la distance qui les séparait du défilé. Ils frôlaient les éperons qui se dressaient, de plus en plus nombreux et imposants, de chaque côté du passage et tendaient leurs arêtes aussi affûtées que des lames. La lumière rouge sang de Flamme se précipitait avec avidité dans la gorge et révélait les nombreuses aspérités des parois.

Serpent crut apercevoir des formes grises et mouvantes entre les saillies. Des animaux sans doute, des borqs cornus peut-être. Ses yeux agressés par le sable et la poussière ne captaient pas les détails. La horde tout entière s’engouffra dans le goulet sans rompre son ordonnancement. Les animaux avançaient en file, chacun calquant son allure sur celui qui le précédait et respectant un intervalle d’un pas.

Un trait lumineux jaillit tout à coup des hauteurs et tomba sur l’avant de la colonne. Des blatèrements aigus dominèrent pendant quelques secondes le roulement des sabots. Une odeur de viande carbonisée se répandit dans l’air brûlant. Effrayés, les animaux effectuèrent des écarts et s’éparpillèrent sur toute la largeur du passage pour éviter le cadavre de leur congénère frappé par le rayon. Serpent eut le réflexe de s’agripper à la crinière de sa monture pour garder l’équilibre. Il avait perdu de vue les boukramas de Lyre et de Petite-Ourse. Il eut à peine le temps de lever la tête pour essayer de comprendre ce qui se passait qu’une deuxième onde tomba des hauteurs et jeta des lueurs livides sur la roche. Touchée au poitrail, une femelle bascula sur le côté, roula sur elle-même et percuta de plein fouet le pied d’une paroi. Son petit s’immobilisa, entrava la course des autres, accentua la panique qui s’emparait de la horde. Les uns entreprirent de faire demi-tour, de sortir au plus vite d’un passage qui se transformait en piège mortel, mais d’autres, dont les trois mâles porteurs, suivirent Cassiopée et continuèrent d’aller de l’avant.

Bien qu’affolé, Serpent se rendit compte qu’ils réagissaient avec une grande cohérence. Non seulement ils se divisaient pour mieux dérouter les tireurs – les formes grises – qui les prenaient pour cibles, mais une partie de la horde tentait de soustraire à la mort les petits et leurs mères tandis que l’autre, menée par la femelle dominante, fonçait au grand galop vers le centre de la montagne.

Alors seulement, Serpent prit conscience qu’ils étaient réellement les prolongements de la volonté de Drago, les maillons d’une invisible chaîne de transmission, comme les cicéphores, comme le vent, comme la terre, comme les étoiles, comme les mirages, comme les minéraux, comme les végétaux. Lui-même était relié au reste de l’univers comme tout être et toute chose ici-bas, il formait un tout avec son boukrama, avec Lyre et Petite-Ourse, avec les hommes disséminés dans les rochers, avec les vivants et les morts.

Dès cet instant la peur le déserta, il décida de prendre les choses en main, d’influer sur le cours de son destin, de provoquer les événements comme le vieux Drago les avait provoqués depuis l’au-delà. Il se pencha sur l’encolure de sa monture, aperçut les deux mâles qui portaient les filles, précédés par la femelle dominante, et, non loin d’eux, d’autres membres de la horde qui faisaient demi-tour pour créer une diversion. Les mouvements en apparence contradictoires des boukramas lui apparaissaient aussi clairement que s’il les avait lui-même ordonnés. Il ressentait les mécanismes internes qui se mettaient spontanément en branle pour préserver quelques individus du groupe et assurer la pérennité de l’espèce. Il percevait également les intentions des adversaires embusqués, animés par une rage de détruire qui le blessait au plus profond de lui, qui meurtrissait la matière.

Une nouvelle salve d’ondes lumineuses coucha plusieurs boukramas mais n’atteignit ni les trois porteurs ni Cassiopée, qui accélérèrent encore l’allure pour échapper aux mires des tireurs.

Serpent distinguait, entre les écharpes de fumée, les silhouettes claires et gesticulantes des hommes répartis sur les surplombs rocheux. Nombreux, probablement plus de quinze. Leurs glapissements se répercutaient sur les parois. À première vue, ils n’étaient ni des samiri ni des pillards de caravane. Il se demanda ce qui les avait poussés à se poster dans cette gorge du cœur du désert, puis il devina que leur présence avait un lien avec l’homme dont leur avait parlé Drago.

Une onde percuta le sol à deux mètres de son boukrama. Elle souleva une gerbe de sable et de roche pulvérisée, creusa un trou d’un diamètre de cinquante centimètres. Le vacarme enflait comme un torrent impétueux. Le roulement de sabots se mêlait aux staccatos des vibreurs à ondes mortelles, aux blatèrements, aux cris. Ils n’étaient plus que quatre à galoper vers le centre du massif montagneux, tous les autres ayant rebroussé chemin par petits groupes épars.

Serpent s’agrippa de toutes ses forces aux crins de sa monture. Il ne voyait plus la silhouette de Petite-Ourse sur l’échine de son boukrama. Il lança un coup d’œil vers l’arrière pour tenter de repérer le corps de la fillette mais ne discerna aucune tache claire parmi les masses brunes des animaux abattus. Alarmé, il regarda à nouveau devant lui, aperçut le turban flottant de Lyre derrière la bosse oscillante du boukrama calé dans le sillage de Cassiopée. Il commençait à craindre le pire pour Petite-Ourse lorsque, à la faveur d’un virage, il distingua son corps minuscule complètement allongé sur le garrot de sa monture, à demi enfoui dans sa crinière, les bras passés autour de son cou.

Au-delà du coude, le défilé se resserrait encore, au point que certaines avancées se rejoignaient à cinq ou six mètres du sol et formaient des arches plus ou moins larges qui avaient le mérite de rendre les tirs difficiles, voire impossibles. Les mystérieux agresseurs n’avaient disposé aucune sentinelle le long de ce segment et Serpent eut le brusque sentiment de pénétrer dans un havre de paix et de silence malgré le vacarme soulevé par les boukramas.

Les grands camélidés ne ralentirent pas l’allure, pressés de mettre la plus grande distance entre les tireurs et eux. Les parois étaient si proches l’une de l’autre que les muscles de Serpent se crispaient sans cesse dans l’attente de la collision. La sueur collait les mèches de sa chevelure sur ses tempes et son front. La roche exhalait une chaleur torride qui rendait l’air aussi sec et brûlant qu’à l’intérieur d’un four. Le sol s’élevait progressivement au fur et à mesure qu’ils s’enfonçaient dans la gorge. Des colonnes de lumière tombaient entre les arches et teintaient de rouille les dentelles rocheuses sculptées par le vent et l’érosion.

Ils débouchèrent bientôt sur un cirque naturel d’une trentaine de pas de diamètre et d’où partaient six autres passages. Suivie des trois mâles porteurs, Cassiopée s’engagea sans hésitation dans le premier goulet situé sur sa droite. Serpent se demanda si elle avait choisi cette direction au hasard ou bien de manière intentionnelle. Il inspecta rapidement les alentours du regard mais ne remarqua aucun mouvement, aucune ombre menaçante sur les parois environnantes. Ils laissèrent derrière eux la dépression inondée de lumière, s’engouffrèrent dans un couloir sinueux et sombre où la lumière ne parvenait pas jusqu’au sol, où la chaleur se faisait un peu moins oppressante.

Des flocons de bave volaient de la bouche entrouverte des boukramas dont les robes plissées ruisselaient de sueur. Cela faisait maintenant plus de quinze heures qu’ils couraient pratiquement sans interruption et, même si leur seuil de résistance était nettement plus reculé que celui des autres animaux de Déviel, ils commençaient à se ressentir de la fatigue.

 

Le défilé donnait sur une vaste grotte. Ils en franchirent le seuil et se dirigèrent au pas vers une ouverture qui se découpait sur la paroi du fond. Une odeur de moisissure flottait dans l’air saturé d’humidité. La lumière décroissait encore, s’effaçait devant une obscurité de plus en plus dense. Des stalactites hérissaient la voûte arrondie, dont certaines touchaient le sol et s’écrasaient en piliers à la base évasée.

Ils traversèrent une première salle, s’introduisirent dans une deuxième plus petite. Le plafond alla en s’abaissant et le sol se couvrit d’une mousse glissante. Des bruits réguliers d’écoulement troublaient le silence.

— Une oubaq ! s’exclama Lyre.

Elle désignait la surface de l’eau révélée par des rais lumineux obliques et ridée par les gouttes qui tombaient de la roche. Délimitée par une margelle naturelle, elle s’étendait, scintillante, sur toute la largeur de la cavité.

Les trois mâles porteurs s’agenouillèrent puis, lorsque les enfants furent descendus en se servant de leurs membres repliés comme de marches d’escalier, ils se relevèrent, s’approchèrent de la retenue, plongèrent leur mufle dans l’eau et burent avidement dans un bruit prolongé de succion. Cassiopée attendit qu’ils eurent étanché leur soif et rempli leur réservoir pour s’abreuver à son tour. Elle se tourna ensuite vers les enfants et poussa des blatèrements assourdis comme pour les inciter à profiter de cette eau dont l’abondance avait quelque chose d’étonnant, d’incongru, dans la sécheresse environnante.

Lyre fut la première à se rendre à l’invitation : elle fit passer sa robe par-dessus sa tête, enjamba la margelle et sauta dans l’oubaq. La fraîcheur de l’eau lui arracha un cri mais, passé ce premier saisissement, elle savoura le plaisir de ce bain qui apaisait le feu de ses blessures et délassait ses muscles noués.

Petite-Ourse posa l’épée sur le rebord, se débarrassa à son tour de son vêtement et rejoignit Lyre. La retenue n’était guère profonde, mais la fillette perdit pied et il fallut que Lyre vienne la saisir par les aisselles pour l’empêcher de se noyer.

Bien qu’il en mourût d’envie, Serpent attendit encore avant d’imiter ses deux compagnes dont la voûte répercutait les cris et les rires. Quelque chose, une intuition, une prémonition, le maintenait dans l’incertitude, le retenait en arrière. Cassiopée semblait maintenant d’ailleurs partager son inquiétude puisqu’elle jetait de fréquents coups d’œil vers le passage qui reliait les deux compartiments de la grotte.

La soif, l’envie de fraîcheur l’emportèrent sur son mauvais pressentiment. Il retira sa tunique, prit appui sur le bord de l’oubaq et sauta d’un bond dans l’eau.

 

— Qu’est-ce que… ?

Lyre avait senti couler un liquide chaud entre ses cuisses et y avait instinctivement glissé la main. Elle l’avait aussitôt retirée, surprise par la consistance poisseuse de la substance qui jaillissait de son ventre. Elle regarda ses doigts et vit que c’était… du sang. Elle crut d’abord qu’elle s’était blessée, puis elle se souvint des paroles de sa mère, qui l’avait avertie qu’elle devait s’attendre à ce flux un jour ou l’autre, que ce serait la fin de son enfance et le début de sa vie de femme. Elle se rendit compte que ses seins avaient gonflé depuis ces trois jours, que son bas-ventre se couvrait d’un duvet encore clairsemé. Elle resta un moment désemparée sous les regards ébahis et croisés de Serpent et de Petite-Ourse. Elle se saisit de sa robe, s’en recouvrit hâtivement, se releva et alla se cacher dans un recoin obscur de la première grotte. Elle avait envie d’être seule en cet instant, de se replier sur elle-même comme un animal blessé.

Fatiguée, vidée, elle s’assit contre une large concrétion calcaire. L’image de sa mère lui revint en mémoire avec une acuité douloureuse et elle dériva un long moment sur des courants nostalgiques.

Un léger froissement la tira de sa torpeur. Elle se redressa, tous sens aux aguets. Elle scruta la pénombre, aperçut une forme grise qui se glissait derrière un pilier. Une deuxième se faufilait dans la grotte, une troisième longeait la paroi… Leurs armes métalliques accrochaient des éclats de lumière. Les tireurs embusqués avaient probablement alerté des complices postés dans les grottes.

La respiration de Lyre se suspendit. Des filets visqueux et chauds rampaient encore sur ses cuisses. Elle eut une pensée attristée pour ce monde qu’elle ne verrait plus jamais, pour ses deux petits compagnons qui seraient désormais livrés à eux-mêmes.

Elle devait maintenant accomplir son premier et dernier acte de femme. Racheter la faute de ce père qui avait trahi le peuple cælecte et la grandeur du Livre.

Cycle de Saphyr
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